La reconstitution de la production des films de fiction et de non-fiction de la société Gaumont de 1896 à la fin du muet est le fruit d’une collaboration entre un projet de recherche universitaire et une société privée, à savoir le projet Ciné08-19 (2018-2023) porté par Laurent Véray à l’Université Sorbonne Nouvelle et financé par l’Agence nationale de la Recherche, qui a rassemblé des chercheurs et des institutions patrimoniales autour de l’histoire du cinéma en France de 1908 à 1919, et la société GP archives, dirigée par Manuela Padoan.
Cette mission conséquente, initiée dans le cadre d’un post-doctorat en octobre 2019, a connu plusieurs phases, après l’obtention de prolongations liées à la crise sanitaire et les redéfinitions successives des tâches à mener en priorité.
Elle a représenté une masse importante de films et d’informations à recueillir, traiter, gérer, vérifier, recouper et harmoniser. L’ambition était de réaliser un travail sinon équivalent, du moins approchant, à celui mené par l'historien du cinéma Henri Bousquet pendant plus de vingt ans sur les catalogues des films de la société Pathé, publiés entre 1993 et 2004, soit de répertorier et de documenter les films produits par Gaumont durant la période du muet, de la manière la plus exhaustive possible – la principale difficulté dans ce genre d’entreprise étant les sources à disposition.
De nos jours, un tel projet possède le privilège de pouvoir s’inscrire dans la continuité et poursuivre un travail déjà engagé ces dernières décennies par un certain nombre d’historiens, de chercheurs et de documentalistes.
Une précédente tentative de filmographie intégrale avait ainsi été amorcée à l’occasion du 90e anniversaire de la société. Dans l’ouvrage dirigé par Philippe d’Hugues et Dominique Muller, Gaumont 90 ans de cinéma, paru en 1986, Frédérique Moreau avait établi une filmographie recensant les fictions Gaumont de la période 1896-1986. Pour la période qui nous concerne, elle s’était appuyée sur les publications éditées par la société qui avaient été données par Léon Gaumont à l’École Technique de Photographie et de Cinématographie (devenue l’École nationale supérieure Louis-Lumière) à sa fondation à Paris en 1926, ainsi que sur des ouvrages et travaux antérieurs d’historiens. En raison de l’ampleur de la tâche, elle n’avait cependant pas pris en compte les films de non-fiction, ni les courts-métrages d’après 1920. Les titres des films y sont classés par année, puis par ordre alphabétique, et sont accompagnés des mentions du métrage et du réalisateur lorsqu’ils sont connus.
Plus récemment, le Groupe de Réflexion sur l’Image dans le Monde Hispanique (GRIMH), fondé en 1998, a dédié un site internet aux “origines du cinéma (1896-1906)” (https://www.grimh.org/). Conçu comme une base de données à plusieurs entrées (films, pays, figures, productions), à partir d’un travail collaboratif et en libre accès de documentation, de revue de presse et de localisation de projections d’époque des films produits à un niveau mondial durant cette période, il propose des articles et des filmographies documentées d’un grand nombre de maisons de production, dont la société Gaumont.
Auparavant, plusieurs historiens ont constitué des filmographies générales, voire “universelles”, de la période du cinéma muet, telles que la Filmographie universelle de Jean Mitry (Filmographie universelle, Paris / Bois d’Arcy, IDHEC / Service des archives du film du Centre national de la cinématographie, 1963-1987, 35 vol.), les catalogues des films français de fiction de Raymond Chirat (avec la collaboration de Roger Icart, Catalogue des films français de long métrage. Films de fiction 1919-1929, Toulouse, Cinémathèque de Toulouse, 1984 ; avec la collaboration d’Éric Le Roy, Catalogue des films français de fiction de 1908 à 1918, Paris, Cinémathèque Française, 1995), ou encore la filmographie établie par Henri Bousquet pour le colloque consacré aux “premiers ans du cinéma français” en 1985 (“Filmographie”, dans Pierre Guibbert (dir.), Les Premiers ans du cinéma français. Actes du Ve Colloque International de l’Institut Jean Vigo, Perpignan, Institut Jean Vigo, 1985, p. 287-319). De par leur nature et leur contexte d’élaboration, il est inévitable qu’elles comportent des lacunes et des imprécisions et appellent à des recoupements, mais elles constituent néanmoins un apport significatif.
Des filmographies plus spécifiques et approfondies ont également vu le jour au fil du temps, se rapportant à la carrière de personnalités de la société Gaumont (Alice Guy, Ernest Bourbon, Louis Feuillade, Georges Demenÿ, Étienne Arnaud, Léonce Perret, Jean Durand, Albert Samama Chikli, etc.), ou traitant de thématiques comme le cinéma comique, les actualités filmées de la Première Guerre mondiale, ou le cinéma documentaire.
Le présent travail, destiné à élaborer la filmographie la plus rigoureuse possible (malgré l’impossibilité d’atteindre à l’infaillibilité en la matière, d’autant plus lorsque l’on s’aventure à retracer cette période délicate des débuts du cinéma), s’il prend appui sur les travaux antérieurs et les précédentes filmographies établies par les historiens et les chercheurs, repose également sur la recherche, la consultation et le dépouillement de toutes sources d’époque, conservées dans des institutions telles que la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, la Bibliothèque nationale de France, le centre de documentation du CNC, le Centre de ressources documentaires de l’ENS Louis-Lumière, la Cinémathèque française, le Musée Gaumont :
Les premières vues animées, réalisées pour le chronophotographe Demenÿ à partir de 1896, figurent, outre dans des listes anglaise de 1897 et allemande non datée, dans la Revue Trimestrielle du Comptoir Général de Photographie, parue en mars, mai et août 1897, puis dans sa nouvelle mouture à partir de novembre 1897, La Mise au point, publication périodique destinée à présenter les appareils, produits et productions de la société.
Ces listes sont régulièrement actualisées et complétées avec les nouveaux films tournés, et publiées sous divers formats, en fascicules séparés, en feuillets libres, intégrées à des catalogues de vente et de location généraux ou spécifiques (Chrono de Poche, le catalogue des Projections Parlantes pour les phonoscènes, ou le Répertoire des films de l’Encyclopédie Gaumont pour les films d’enseignement), ou encore sous la forme de livraisons périodiques (telles que la Revue Mensuelle des Nouveautés Cinématographiques, ou dans les années 1920, de beaux bulletins illustrés, comme le Bulletin du Comptoir Ciné-Location, ou Le Film français coédité avec Pathé). Hormis le titre du film, ces listes et publications peuvent parfois comprendre la mention d’un numéro de catalogue, d’un code télégraphique, un résumé et/ou un photogramme du film.
Les premières années sont celles pour lesquelles un plus grand nombre de catalogues d’époque, répertoriant véritablement les nouvelles productions sous forme de liste avec numéro de catalogue les unes à la suite des autres, ont existé et ont pu être rassemblés. Les années 1910 sont en revanche les plus avares en la matière, hormis les catalogues de phonoscènes jusqu’en 1912, puis les Bulletins du Comptoir Ciné-Location parus entre 1919 et 1924, qui consistent plus en des revues que des listes de films. On dispose par ailleurs, spécifiquement pour les films de non-fiction, des répertoires de l’Encyclopédie Gaumont (datés de 1921, 1923 et 1929).
D’autres sources d’époque ont donc également été mobilisées :
Malgré la réunion de ces diverses sources primaires, des lacunes demeurent, selon les documents et selon les années. Certaines sont comblées par le recours à des sources subsidiaires comme :
On rencontre par exemple des listes des nouveaux films à paraître à destination des exploitants dans la presse spécialisée. La presse généraliste locale et nationale peut quant à elle permettre de confirmer la projection d’un film et ainsi témoigner de sa réelle sortie, de sa vie, au-delà de l’existence d’un simple scénario peut-être non tourné, ou encore de mentions de tournage, de noms d’acteurs et autres collaborateurs, recueillis dans d’autres sources incertaines.
Le projet a connu plusieurs étapes successives et parallèles. Il consistait à l’origine à reprendre et enrichir un fichier informatique de base de données établi et alimenté au sein de la société Gaumont, notamment à partir d’une première recherche menée par Raymond Chirat dans les années 1990, qu’il a fallu dans un premier temps appréhender. Comprenant plus de 10 000 références, ce fichier s’est avéré recenser les films produits et distribués par Gaumont de tous temps et de toutes nationalités. Un travail de tri a donc été nécessaire et les sources des données ont également dû être retracées. L’apparence et la structure de la base de données ont, par ailleurs, fait l’objet d’une refonte, par la modification de l’existant et l’ajout de nouveaux champs.
Un premier point d’étape visant à rendre compte en substance de la quantité approximative des films produits par Gaumont durant la période muette, en parcourant les premières sources rassemblées et en n’y prélevant que les informations principales concernant chaque film, a donné lieu à une première version de la filmographie, comprenant un nombre restreint de champs complétés, vérifiés et harmonisés.
Une fois cette première estimation connue, une deuxième phase a été initiée : une reprise chronologique globale de l’ensemble de la base, afin de renseigner, de manière la plus étendue possible, les champs restants et d’enrichir ceux préalablement traités (grâce à des connaissances plus affinées, de nouvelles découvertes et décisions prises). Furent notamment repris en priorité les champs jugés essentiels en vue de l’identification d’éléments film encore conservés, à savoir les titres (alternatifs et étrangers), les genres, les génériques techniques et artistiques et les résumés des films.
Enfin, une dernière phase s’est concrétisée par l’intégration de la base de données au site internet de GP archives (ponctuée par son lot de tests, questionnements et développements) puis la poursuite et la finalisation de la reprise chronologique globale, afin d’obtenir une version améliorée et actualisée de la filmographie.
La filmographie comptabilise à l’heure actuelle plus de 7 000 titres.
Elle se différencie des filmographies préexistantes, par l’accès facilité à des sources additionnelles, un plus grand nombre de données récoltées et la prise en compte des films de non-fiction. N’ont cependant pas été comptabilisés pour le moment dans cette nouvelle version les films d’actualité — sauf exceptions, si ces films se trouvent répertoriés dans un catalogue d’époque édité par Gaumont tel que le Répertoire des films de l’Encyclopédie Gaumont et qu’ils ont dès lors changé de statut passant d’actualités filmées à films d’enseignement.
Du fait de ces multiples stades d’élaboration, les fiches de films de la base de données, malgré la rigueur qui a été la nôtre, peuvent certainement présenter de légères différences de traitement, dues aux nouveautés apportées par les documents et renseignements trouvés au fur et à mesure de la recherche, les choix effectués, les méthodes adoptées, ou encore les outils développés. L’entièreté de la filmographie est d’ailleurs elle-même en constante évolution, l’intérêt d’une base de données en ligne résidant dans la possibilité de faire des mises à jour régulières pour rester ainsi la plus fiable et précise possible.
Au fil de l’avancée, l’enrichissement de la filmographie a suscité de nombreux questionnements et entraîné des recherches supplémentaires. Elle en a fait naître également au sujet de la base de données, concernant la détermination des champs et la présentation de leur contenu, qui ont été remaniés suivant les cas particuliers rencontrés. Ceux-ci ont par exemple consisté en un même film édité sous divers formats et métrages, plusieurs bandes éditées sous un même titre et un même numéro de catalogue, ou encore un même film réédité sous différents numéros de catalogues. Nous avons par ailleurs été confrontée à l’absence de certains numéros de films dans les catalogues ou encore à la difficulté d’attribuer un film à un réalisateur.
La constitution d’une filmographie représente une tâche minutieuse à plusieurs niveaux. Les films des premières années paraissaient les plus chronophages à traiter, car plus les films sont anciens, moins il existe de sources à disposition et plus les recherches d’informations sont difficiles. Il apparaissait cependant important de consacrer du temps à renseigner les films de cette première période, qui se révèle être moins connue, moins recensée (par exemple, les catalogues édités par Raymond Chirat ne débutent qu’en 1908) et pour laquelle il semble que moins d’éléments film sont conservés aujourd’hui. Or, les avoir documentés de la manière la plus approfondie possible devrait sans doute concourir à retrouver plus facilement la trace d’éléments film de cette période. L’avancée donnait l’impression de pouvoir se faire plus rapidement dans le traitement des années postérieures. Or, l’intensification de la production à partir des années 1910 a finalement rendu le traitement relativement long, du fait de la quantité de films mais également de renseignements à rechercher, comparer et confirmer.
Il est à souligner que, d’une manière générale, ne figurent dans la filmographie que des données qu’il a été possible de vérifier, recouper et sourcer dans le temps imparti de la mission.
Cette filmographie permet de regrouper en un seul et même espace un certain nombre de renseignements et de documentation concernant la production muette produite par la société Gaumont. Les valeurs ajoutées consistent ainsi notamment en un lien vers le matériel encore existant aujourd’hui (qui n’est bien entendu pas exhaustif, puisqu’il concerne seulement les collections de GP archives), lorsque l’identification a pu se faire ; et l’adjonction de documents d’accompagnement.
Le travail de recherche et de reprise chronologique s’est avéré difficilement quantifiable en amont pour plusieurs raisons : de par la quantité et la qualité des sources différentes qui ont pu être rassemblées selon les films ; de par des vérifications et des recoupements parfois plus longs à cause d’informations non sourcées ou erronées ; ou de par encore la rencontre de cas particuliers divers. Des choix et des décisions, bien que réfléchis et documentés, mais qui restent subjectifs, ont dû être pris au cours d’une mission limitée dans le temps, sur lesquels il faudra sans doute revenir. Cette filmographie représente ainsi une première base destinée à être retravaillée, réévaluée et enrichie ; c’est un objet qui n’a pas vocation à être figé, mais à évoluer au fur et à mesure de découvertes, redécouvertes et de recherches approfondies. Les suites du travail envisageables sur le long terme sont par exemple le dépouillement d’autres archives, le renseignement continu des champs, ou encore l’ajout d’autres illustrations et documents d’accompagnement.
Cet outil s’adresse à la fois aux chercheurs, aux professionnels et aux archives de films. Un travail collaboratif mondial va pouvoir être mené sur ce corpus des films muets Gaumont. La réalisation et la mise en ligne de cette filmographie vont certainement donner lieu à un développement des recherches sur les films Gaumont, à l’identification de films qui dorment encore dans les archives, et donc à des travaux de restauration, des programmations et projections de films, méconnus voire inconnus, de la période. Un échange réciproque va pouvoir être instauré, car la filmographie elle-même va par la suite être alimentée par de nouveaux travaux de recherche. L’aboutissement sera une meilleure connaissance de cette production muette, de ce cinéma des premiers temps qui regorge encore de mystères.
Un projet de cette ampleur ne se fait pas sans confiance, soutien, collaborations, conseils.
Je tiens à exprimer tous mes remerciements et ma plus profonde reconnaissance envers toutes les équipes passées et présentes de GP archives (en particulier Manuela Padoan, Sandrine Joublin, Sophie Hanifi, Agnès Bertola), de Gaumont (en particulier Mélanie Herick), de Ciné08-19 (en particulier Laurent Véray, Béatrice de Pastre), de l’Université Sorbonne Nouvelle (en particulier ses présidents Jamil Dakhlia et Daniel Mouchard, et la DiRVED), de l’IRCAV (en particulier ses directeurs Guillaume Soulez et Emmanuel Siety), de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, de la Bibliothèque nationale de France, de la Cinémathèque française, du CNC (en particulier Laurent Bismuth, Élodie Gilbert), de l’École Nationale Supérieure Louis-Lumière (en particulier Florent Fajole), de l’INPI (en particulier Steeve Gallizia), ainsi que Céline G. Arzatian, Stéphanie Dagues, Ferdinando Gizzi, Marién Gómez Rodriguez, Laurent Husson, Vincent Prost et Ilmari Sivonen.
Emmanuelle CHAMPOMIER